ERRANCE
Comme dans un tableau de De Chirico. Oui, c’est ça. Ces teintes ocrées, ces rues désertes où je marche sans but précis, me rappellent certaines toiles de ce peintre. Je ne sais plus d’où je viens, ni pourquoi mes jambes me portent aussi longtemps. Et ne me demandez pas qui je suis, je ne pourrai pas répondre objectivement ; j’ai perdu le sens des réponses avec cette longue errance. Pourtant, j’aime ça, comme la transparence de l’eau, comme une erreur approximative de ma conscience qui cherche l’inconnu.
Tout le temps d’une rue qui n’en finit pas, écrivait Eluard ; comme c’est vrai et vérifiable. Aucun bruit, aucune délivrance. Je pousse mon temps sous un soleil désolant que je ne peux pas crever. Solitude extrême, extrême ambition de mes douleurs successives. Pourquoi ne pleut-il pas ?
Soudain, au loin, je vois une forme humaine se détacher de l’horizon parfait, déchirant un mur de papier, s’approcher de moi au rythme cahotant d’une démarche douloureuse ; c’est un homme quelconque comme moi, comme un reflet qui vient me croiser. Seuls détails que je considère importants, il porte un imperméable et un chapeau gris. Nous marchons au même pas, celui de l’errance passionnée.
Venu à ma hauteur, il me dit :
« Bonjour monsieur, sans aucune surprise.
- Bonjour à vous, lui réponds-je aussi banalement.
- Ca me fait plaisir de rencontrer quelqu’un, continue-t-il.
- J’ai perdu le sens, la valeur d’être quelqu’un, donc je ne suis pas d’une compagnie désirable. Et je n’en ai pas envie. »
Je suis sûr que cette réponse sibylline sera la conclusion de ce début de conversation à laquelle je ne tiens pas du tout. Mais il s’accroche.
« Dites-moi, cher ami, puis-je vous poser une question ?
Ce n’est pas possible, pourquoi faut-il que je tombe sur un emmerdeur ?
- Allez-y, mais vous savez, les meilleures questions sont celles qui restent sans réponses ; on ne sait jamais, il abandonnera peut-être.
- Comment faire pour que je ne sois plus immortel ? Je ne peux plus faire face à l’infini. Savez-vous que je marche depuis plus de 2 siècles et que je commence à en avoir marre, monsieur. Donnez-moi une solution, s’il vous plaît.
- Mais, cher passant, moi aussi je suis immortel, jusqu’à ma mort ; et la différence entre vous et moi, c’est que je ne sais pas la date de ma fin, donc pas de projet, pas de cohérence à ma vie. De quoi vous plaignez-vous ?
- Mais d’une incroyable lassitude. J’ai envie de connaître la peur, l’envie, la beauté d’un instant, tous ces sentiments que j’ignore, puisque je ne vis pas, je suis, je serai pour la nuit des temps. Aidez-moi.
- Ecoutez-moi, cher immortel : je ne peux pas vous répondre, car toute ma vie est basée sur ma mort. Toutes mes angoisses, toutes mes idées, tous mes principes sont structurés par le fait que je vais mourir. Mais je vous comprends, nous sommes un peu pareils. Malheureusement, notre similitude née d’une existence présente s’arrête à cause ou grâce à ses extrémismes. Je ne sais résoudre une équation que par une solution ; et je ne connais pas les paramètres de ma propre équation.
- Alors, donnez-moi une raison d’être heureux ou mieux pas heureux, mais simplement ne pas être malheureux.
- - Bien sûr, ça je peux le faire. Continuez à marcher… »
- Et sans me retourner, je repars jusqu’à mon ultime destination.
-
- Llorentei’h